Le Monde des religions, novembre-décembre 2009 —
Les religions font peur. De nos jours, la dimension religieuse est présente, à des degrés divers, dans la plupart des conflits armés. Sans même parler de guerre, les polémiques autour des questions religieuses sont parmi les plus violentes au sein des pays occidentaux. Assurément, la religion divise plus qu’elle n’unit les hommes. Pourquoi ? Dès l’origine, la religion possède pourtant une double dimension de lien. De manière verticale, elle crée du lien entre les hommes et un principe supérieur, quel que soit le nom qu’on lui donne : esprit, dieu,
Absolu. C’est sa dimension mystique. De manière horizontale, elle rassemble des êtres humains, qui se sentent unis par cette croyance commune en cette transcendance invisible. C’est sa dimension politique. C’est ce qu’exprime bien
l’étymologie latine du mot « religion » : religere, « relier ». Un groupe humain est soudé par des croyances partagées et celles-ci sont d’autant plus fortes, comme Régis Debray l’a fort bien expliqué, qu’elles renvoient à un absent, à une force invisible. La religion revêt dès lors une dimension identitaire éminente : chaque individu se sent appartenir à un groupe par cette dimension religieuse qui constitue aussi une part importante de son identité personnelle. Tout va bien lorsque tous les individus partagent les mêmes croyances. La violence commence lorsque certains individus sortent de la norme commune : c’est l’éternelle persécution des « hérétiques » et des « infidèles », qui menacent la cohésion sociale du groupe. La violence s’exerce aussi, bien sûr, à l’extérieur de la communauté, envers les autres cités, groupes ou nations qui ont d’autres croyances. Et même lorsque le pouvoir politique est séparé du pouvoir religieux, la religion est souvent instrumentalisée par le politique à cause de sa dimension identitaire mobilisatrice. On se souvient de Saddam Hussein, incroyant et chef d’un état laïque, en appelant au djihad pour lutter contre les « croisés juifs et chrétiens » lors des deux guerres du Golfe. L’enquête que nous avons réalisée dans les colonies israéliennes en donne un autre exemple. Dans un monde qui se globalise rapidement, suscitant peurs et rejets, la religion connaît partout un regain identitaire. On a peur de l’autre, on se replie sur soi et sur ses racines culturelles en secrétant de l’intolérance. Il existe pourtant une tout autre attitude possible pour les croyants : rester fidèles à leurs racines, tout en étant capables de s’ouvrir et de dialoguer avec l’autre dans sa différence. Refuser que la religion soit utilisée par le politique à des fins belliqueuses. Revenir aux fondements verticaux de chaque religion, qui prône des valeurs de respect d’autrui, de paix, d’accueil de l’étranger. Vivre la religion dans sa dimension spirituelle plus qu’identitaire. En s’appuyant sur ce patrimoine commun de valeurs spirituelles et humanistes plutôt que sur la diversité des cultures et des dogmes qui les divisent, les religions peuvent jouer un rôle pacificateur au plan planétaire. On en est encore très loin, mais beaucoup d’individus et de groupes oeuvrent en ce sens : c’est aussi utile de le rappeler. Si, pour reprendre la formule de Péguy, « tout commence en mystique et finit en politique », il n’est pas impossible aux croyants de travailler à l’édification d’un espace politique mondial pacifié, par le fond mystique commun des religions : le primat de l’amour, de la miséricorde et du pardon. C’est-à-dire oeuvrer à l’avènement d’un monde fraternel. Les religions ne me semblent donc pas constituer un obstacle irréversible à un tel projet, qui rejoint celui des humanistes, qu’ils soient croyants, athées ou agnostiques.